Un mois après l'arrêt soudain des discussions avec Couche-Tard, Alexandre Bompard, PDG de Carrefour a présenté de bons résultats pour le distributeur, dopé par la crise sanitaire. Mais quels défis l'attendent, à présent, à deux ans de l'échéance de son plan?

"We are back." C'est avec cette sentence, aux airs de slogan de campagne électorale américaine, qu'Alexandre Bompard a résumé, ce jeudi 18 février, la situation de Carrefour en ce début 2021. Le PDG du distributeur présentait en visioconférence et en anglais les résultats de l'entreprise pour l'année 2020. Trois ans et demi après son arrivée à la tête de l'entreprise, en costume et cravate sombres sur chemise blanche, solennel mais jovial, le successeur de Georges Plassat s'est félicité: "2020 a été un virage pour le succès de Carrefour. Notre performance en comparable a été la meilleure depuis 20 ans. Tous nos formats et notamment les hypermarchés ont retrouvé la croissance. Le NPS (NDLR: Net Promoteur Score, indicateur de la satisfaction client) a triplé." 

De nombreux indicateurs au vert

Chiffre d'affaires comparable en hausse de 7,8% pour le groupe, et de 3,6% pour la France, un pays où Carrefour est d'ordinaire pénalisé par ses gros hypermarchés, résultat opérationnel courant en hausse de 16,4%... Il est vrai que de nombreux indicateurs sont au vert. Et pour cause, 2020 a été profitable aux acteurs de la distribution alimentaire. Ils ont profité à plein de la fermeture des restaurants, cantines scolaires et d'entreprises, et de la montée en puissance du télétravail. "Nous surperformons le marché", prévient toutefois le PDG. Sous-entendu: ces chiffres ne sont pas seulement conjoncturels. Ils illustrent aussi la révolution enclenchée à Carrefour depuis 2018. Réductions de coûts, développement du e-commerce et du bio, cession de la filiale chinoise, partenariats stratégiques... Carrefour a multiplié les chantiers ces dernières années. Jusqu'à ce dernier épisode, qui a fait couler beaucoup d'encre: il y a un mois, des discussions amorcées par le canadien Couche-Tard, intéressé par le rachat de Carrefour, ont été tuées dans l'oeuf par un veto de Bruno Le Maire. Les deux distributeurs ont abandonné le projet, et se sont contentés d'un partenariat plus classique.

Défi n° 1: la vitesse d'exécution

Alors, une question se pose et s'impose à présent: what's next? Dans un an, ou presque, le plan lancé début 2018 par Alexandre Bompard arrivera à échéance. Quels sont ses principaux défis, ses priorités, d'ici là? Interrogé par Challenges, le dirigeant le reconnaît: le groupe se trouve à un tournant. 2021? "C'est une année qui compte double car c'est une année pivot", résume le PDG. "C'est une année où nous devons accélérer, donner de la visibilité aux investisseurs." Nicolas Champ, analyste à Barclays confirme: "Il n’y a pas de gros changements stratégiques. Le défi d'Alexandre Bompard est d'améliorer l'exécution, les performances. L'échéance du plan se rapproche, il doit accélérer. C'est ce que montre la volonté d'augmenter l'objectif de réductions de coûts."

Après avoir atteint sa cible de 3 milliards d'euros de baisses de coûts d'ici fin 2020, Carrefour se fixe un nouveau cap: 2,4 milliards d'euros d’économies de coûts additionnelles en année pleine à horizon 2023. Le hic? "Ils n’ont pas été clairs sur l'origine de ces milliards", note Clément Genelot, analyste à Bryan Garnier, qui prévient: les économies ne doivent pas se faire au détriment du service et de l'expérience en magasin. Les syndicats, eux, s'inquiètent sur le passage de nombreux magasin en Location Gérance. Dans le cadre de ce procédé, ce n'est plus Carrefour mais le gérant qui serait l'employeur des salariés des magasins, faisant peser un risque potentiel sur les conditions de travail.

Défi n°2: l'e-commerce

Deuxième défi: l'e-commerce. En dévoilant son plan il y a trois ans, Alexandre Bompard avait annoncé un objectif ambitieux de 4 milliards d'euros de chiffre d'affaires en e-commerce alimentaire en 2022. Grâce aux investissements dans le drive et à la crise sanitaire, le distributeur a clairement rattrapé une partie de son retard dans le digital. En 2020, le volume d'affaires du e-commerce alimentaire de Carrefour a progressé de plus de 70% à 2,3 milliards d'euros. Mais Carrefour devra prouver qu'il ne s'agit pas là juste d'un effet d'aubaine et que la hausse est durable. "J’ai l’impression que les chiffres sont tirés par le drive et les drives piétons, et que Carrefour n'est pas assez ambitieux sur la partie livraison à domicile et foodtech", note de son côté Clément Genelot. "Ma crainte, c'est qu'Amazon, Deliveroo ou encore Uber Eats investissent plus massivement dans la tech, et qu'à terme, Carrefour ne soit pas l'acteur principal de la livraison à domicile." Elodie Perthuisot, la nouvelle patronne du e-commerce à Carrefour, a un an pour lui montrer qu'il se trompe.

Défi n°3: les prix

Troisième challenge: la compétitivité prix. "Il y a un vrai risque actuellement en France qu’on bascule dans une guerre de prix avec la montée en puissance de Lidl et Aldi, et la crise sanitaire qui fragilise le pouvoir d'achat des Français", pointe Clément Genelot. Le 18 janvier, le spécialiste de la grande consommation Olivier Dauvers publiait d'ailleurs un édito intitulé: "Guerre des prix: Casino (r)allume la mèche". Il y écrit que "les concurrents (de Casino) n’auront d’autres choix que de riposter." Depuis le début de son mandat, Alexandre Bompard insiste sur la nécessite d'investir dans les prix. Au moment des discussions avec Couche-Tard, le canadien était prêt à investir une copieuse enveloppe de 3 milliards d'euros dans Carrefour. Et très probablement qu'une partie aurait été consacré aux prix. Le dernier Distri-Prix d'Olivier Dauvers, qui étudie les prix de la grande distribution, est d'ailleurs limpide comme de l'eau de roche: Carrefour se situe dans la moyenne, certes, mais bien plus cher que Leclerc, Géant Casino ou Hyper U.

Défi n°4: le cours de Bourse

Loin d'être un détail, pour Clément Genelot cette menace d'une guerre des prix justifie, entre autres, le cours de Bourse toujours morne de Carrefour. Et voilà donc notre quatrième défi pour Alexandre Bompard. En juillet 2017, il est arrivé de Fnac-Darty, où il avait incroyablement propulsé le cours de Bourse. Les familles Arnault, et Moulin, principaux actionnaires de Carrefour, ont vu en lui la possibilité de revendre leurs actions à bons prix, et de sortir de Carrefour. Les discussions avec Couche-Tard auront achevé de convaincre ceux qui doutaient de cette analyse. Elles ont prouvé que les principaux actionnaires ont une volonté: vendre pour sortir du capital. "Alexandre Bompard est dans une course contre la montre pour améliorer le cours de Bourse, résume Clément Genelot. C'est pour cela que Carrefour a annoncé un rachat d'actions, qui augmente mécaniquement la valeur de l'action Carrefour." L'augmentation du cours de Bourse est d'autant plus urgente que de l'avis des observateurs, Couche-Tard n'a pas abandonné son projet de racheter Carrefour. Bruno Le Maire a laissé entendre à son fondateur Alain Bouchard qu'un deal était inenvisageable avant 2022. Mais après? Cela laisse moins de deux ans à Alexandre Bompard pour doper la valeur de son entreprise et la céder au prix fort.

Attention, rien ne dit qu'une telle opération se fera. Ni, si les discussions reprenaient, que les pouvoirs publics ne poseraient pas, à nouveau, leur veto. Mais une chose est sûre: la dernière question que se pose sans doute aujourd'hui Alexandre Bompard, est celle de son avenir, à lui. Les mauvaises langues sifflent que celui qu'on a longtemps qualifié de "jeune homme pressé" ne restera pas longtemps à Carrefour après avoir exécuté son plan. Le deal Couche-Tard lui offrait une porte de sortie. "En cas de rachat, son poste de PDG n'aurait plus d'intérêt, décrypte ainsi Clément Genelot. Il faudrait un poste davantage intermédiaire, centré sur l'Europe." Rami Baitiéh, le nouveau brillant directeur France de Carrefour, qui a inventé une méthode efficace pour doper la satisfaction client et les performances, pourrait-il jouer ce rôle-là? Celui qui a pris la parole juste après Alexandre Bompard ce 18 février, serait-il son dauphin? Questionné sur ce point par Challenges, Alexandre Bompard a répondu par une pirouette, en souriant: "Je considère depuis toujours que ma responsabilité principale, c'est de faire monter une génération de managers. Et donc je suis extraordinairement heureux, fier, de voir émerger des générations de managers. Rami est un excellent manager, tout comme nos patrons de pays, et nos dirigeants au niveau du groupe." A bon entendeur...